Et après ?
En trois jours l'article News from Hell a fait beaucoup parler de lui et continue à circuler sur les blogs, réseaux sociaux et par mail. Merci à tous pour vos commentaires si encourageants, si gentils et si positifs. Merci d'avoir pris le temps de me lire et de me répondre. Merci à tous ceux qui ont participé à sa diffusion, qui ont twitté, facebooké, linké, blogué, mailé...
Je n'ai pas répondu à tous les commentaires mais je les ai tous lus avec attention et j'ai été très touchée de voir autant de solidarité alors que ce n'est pas toujours le cas au sein même de mon établissement.
Ca a été un grand soulagement de voir que ce que j'ai écrit n'était pas inutile, j'avais peur qu'on me réponde "bah tu sais ma p'tite, c'est comme ça de nos jours" ou "on est tous dans le même bâteau, te plains pas."
J'avoue ne pas écrire très bien, et de manière très impulsive, très orale, et je ne relis pas sérieusement mes posts avant de les publier. Je fais comme les élèves "madame j'ai fini le contrôle !". Je dis les choses comme elles me viennent et ne suis pas là pour faire des performances littéraires. Je n'ai pas écrit en français depuis longtemps, j'ai oublié des choses qui peut-être sont fondamentales, en en apprenant d'autres. J'ai lu dans les commentaires d'un article sur un autreblog que le mien était "presque illisible", j'ai lu des choses monstrueuses, que je ne suis pas respectable, que mon CAPES m'a été donné gratos (parce que dans ma matière il est "facile à avoir"), que je n'aurais jamais du avoir le concours, que je suis incompétente. Si mes fautes d'orthographe et de conjugaison vous empêchent de lire, j'en suis navrée, mais ne vous promets pas de miracles. A ceux qui m'accusent de ne pas être professionnelle et digne d'enseigner, et qui n'ont pas voulu comprendre que "News..." a été écrit dans la précipitation après une journée abominable, je répondrai juste qu'on m'a recrutée, je pense, parce que j'avais aussi des qualités qui me rendent digne du métier : mon aisance en public, mon énergie et mes qualités humaines et relationnelles...
Des nouvelles d'abord, ce qui s'est passé après la journée de mardi.
Le lendemain, reposée, regonflée à bloc par tout le soutien que j'avais reçu la veille, je suis retournée au collège plutôt confiante. J'ai eu la 5e Armageddon en classe entière à 9h, Dylan inclus, et ça c'est bien passé.
La classe a été assez bouleversée par ce qui s'est passé, Jennifer m'a crié son fameux "MADAME CA SE FAIT PAAAAS!" et deux autres élèves m'ont offert un dessin (le drapeau austro-hongrois dans un coeur) sur lequel elles avaient recopié les paroles d'une chanson. J'ai été touchée par le geste, même si je sais qu'ils allaient recommencer à être chiants cinq minutes après mais quand même... Certains élèves font encore preuve d'un peu d'humanité, et c'est peut-être pour sauver ceux-là qu'on continue à faire cours malgré tout. Une collègue à qui la classe a parlé de l'incident est venue me voir le matin à 8h. C'est la seule d'ailleurs. Elle les a eu juste après moi et ils étaient choqués, ils en ont beaucoup parlé paraît-il.
Dylan quant à lui a écopé de deux heures de retenue chez monsieur Chef pendant lesquelles il aura l'obligation de m'écrire une lettre d'excuse et d'une demi-journée d'exclusion (mais ça c'est pour l'accumulation des conneries qu'il aurait faites entre lundi et mercredi). Ses parents sont convoqués lundi prochain chez Monsieur Chef.
A 10h, j'ai eu les 6e Tarzan que je devais avoir juste après les Armageddon le mardi aprèm, à qui la CPE avait dit "Mme Erzébeth ne pourra pas faire cours, elle ne se sent pas bien" . Ils m'ont dit "Vous nous avez manqué hier" (oh trop chou) "Ouais, on a du aller en permanence, c'est nul" (arf, forcément..).
Je ne leur ai rien précisé, ils m'ont juste demandé si j'allais mieux, j'ai dit oui, on a fait cours à peu près normalement (rien n'est jamais TOTALEMENT normal à Jurassic Park !)
La journée de jeudi s'est déroulée sans encombre, ne serait-ce qu'avec l'habituel cours très chiant avec les Shrek, et un gamin qui m'a tutoyée parce que je l'ai attrapé par le sac lorsqu'il il mettait des coups de pieds à une fille dans l'escalier
- d'où tu m'touches toi ?
- Je te touche parce que tu es en train de frapper quelqu'un.
- Vas-y lâche-moi, touche-moi plus jamais.
J'ai écrit le rapport d'incident sur Dylan, et l'ai donné à monsieur ChefClasseAdaptée, avec qui j'ai un peu discuté. C'était étrange, monsieur Chef m'aime bien, mais là, j'ai un peu eu l'impression de me faire engueuler comme une gamine. il a insisté sur le fait que les Armageddon n'étaient pas les pires. Il a prétexté le danger d'une réaction des familles si je parlais mal aux élèves, pour me dire de ne pas recommencer. Je ne sais pas s'il était sincère et craignait vraiment pour moi, ou s'il a voulu me faire peur. J'ai bien essayé de répondre que ma fierté et ma sensibilité avait été touchées, et que certes je n'ai pas eu la bonne réaction mais qu'après la journée que je venais de passer elle me semblait légitime. Je n'ai pas trop insisté, il commençait à me faire le discours "arrêtez-vous, soignez-vous" qui pour moi ne me semble pas la solution.
Une personne qui pète un plomb après la journée de mardi n'est pas forcément faible, fatiguée ou dépressive, il me semble... Peut-être que son ras-le-bol est justifié, non ? Ce n'est pas ce que Monsieur Chef semble dire. J'ai cru comprendre (peut-être à tort) qu'il voulait dire que ce n'étais pas (que) les gamins le problème. Bon.
A midi je suis allée voir Mme Chef-Chef-Adjointe, celle qui était présente lors de la bagarre entre Kevin et son père. Mme Chef est compréhensive, nous avons parlé au moins une heure, mais elle prend beaucoup -trop - de recul. Tout la fait rire, on dirait qu'à la minute où elle entre dans son bureau elle ne se souvient plus que Kevin et Jennifer se sont étripés jusqu'au sang dans le hall une minute avant, et quand on lui dit "mardi, quelle journée !" elle répond "ah bon, pourquoi ?"
Je suis sortie de son bureau pas très soulagée, prendre du recul, ouais... Mais à quel point ?
C'est la question que je me pose depuis. On me le dit depuis le premier jour, faut prendre du recul, faut se blinder.
Sauf qu'à force d'en prendre, plus personne ne s'interroge sur la gravité de ce qui se passe dans l'établissement :
Jennifer de 4e a fait vivre l'enfer à une petite Jenny de 6e en la poussant dans les toilettes, la ruant de coups et en lui mettant de l'alcool dans les yeux, parce que petite Jenny est jolie et que Jennifer ne supporte pas qu'elle fasse "trop sa meuf".
Kevin et Brandon se sont battus en plein cours d'Indochinois.
Le sac de Charles-Apollon a été éparpillé dans la cours, ses affaires volées, son carnet déchiré en mille morceaux.
Une bande de filles a harcelé Kimberley pendant des mois, elles l'ont attendue un jour à la sortie, elles l'ont tabassée et Kim a des traces de talons sur le visage.
Ce ne sont que quatres exemples parmi les dizaines qu'on peut raconter chaque semaine. Et ceux-là ne concernent que les élèves entre eux. Suis-je la seule dans cet établissement à trouver ça choquant ? A ne pas avoir envie de travailler au milieu de ça ?
Il semblerait que oui.
L'an dernier il y a eu un jour de gros bordel au collège, les élèves avaient l'intention de faire grève, ils avaient mis le feu aux poubelles et amené des bombes lacrymos. C'était un mardi, je ne travaillais pas, Copine-Collègue de corps humain m'avait fait un résumé sur Facebook. J'en avais pas dormi de la nuit. Le lendemain j'avais vraiment PEUR en allant travailler, la peur qui vous saisit les tripes, qui vous fait trembler comme une feuille et pleurer. La journée s'était bien passée en fait, mais j'ai su ce jour là qu'il pouvait y avoir des jours à risques (comme mardi dernier), et depuis, il m'arrive encore d'avoir peur.
Je me suis pourtant habituée à l'ambiance de cette école... En écrivant News from Hell, je n'ai pas imaginé que cet article choquerait autant les gens, j'ai raconté une journée difficile, mais comme j'en ai déja eu auparavant, sans relire, pour évacuer le stress rapidement. Je ne l'ai relu que le lendemain, quand j'ai vu toutes les réactions qu'il avait provoqué, "ah merde.. c'est si dur que ça ce que j'ai écrit ?"
Ca fait tellement partie de mon quotidien que je n'ai pas pensé que cela puisse être choquant d'un point de vue extérieur.
Pourtant quand je discute avec des copains non-profs, ou des personnes qui n'ont pas connu la ZEP (RAR-SEGPA-ULIS-Classes relais-non francophones, on a la totale à Jurassic Park) ils ont tous cette même réaction. Boyfriend qui n'est pas dans l'enseignement me le dit souvent "mais Erz' réagis! Ce n'est PAS NORMAL !".
Et en effet j'ai relu, et j'ai dit "putain, c'est vrai que c'est chaud ce que j'ai raconté", Educator a acquiescé et a rajouté "C'est nul la vie....surtout la nôtre"
J'ai voulu, passer vite à autre chose, mais beaucoup de commentaires m'ont forcée à réfléchir. Deux en particulier :
Le premier vient d' une collègue avec qui j'ai beaucoup de points communs qui m'a envoyé un mail pour me soutenir. Elle travaille dans le même genre de bahut, et m'a raconté comment elle aussi avait peur parfois, et tout un tas de trucs difficiles qu'elle avait vécus. Je lui ai expliqué que dans mon établissement personne ne se disait les choses, que tout le monde avait l'air d'aller très bien tout le temps, et qu'on ne parlait jamais des problèmes graves qui s'y passaient.
Le deuxième c'est le commentaire (n°50) d'Althea, qui me conseille de frapper fort et de penser à porter plainte. Chose à laquelle je n'ai JAMAIS pensé.
J'ai répondu ceci à ce commentaire :
Porter plainte, les personnes extérieures à l'éducation ou travaillant dans des environnements plus calmes m'en parlent régulièrement, mon copain le premier, mais pourtant je n'y ai jamais pensé, comme si c'était "normal" finalement de se faire traiter comme ils le font. Je sais que ce n'est pas normal, mais je crois que nous professeurs cherchons plutôt sans arrêt à calmer le jeu plutôt qu'à attiser la "haine" qui peut se créer à ce moment-là entre l'élève et le prof. C'est sûrement naif, je ne sais pas, peut-être que si plus de personnes portaient plainte les choses changeraient...
Ces incidents sont vite clos, dès le lendemain l'élève et le prof sont passés à autre chose, Dylan est venu de lui-même s'excuser hier à la cantine. C'était trois fois rien, deux mots échangés à la fontaine à eau, mais ça prouve qu'il a reconnu qu'il était en tort.
Et moi sincèrement, je ne peux plus lui en vouloir aujourd'hui, pas que je sois faible, mais je suis consciente que je vais devoir garder cet élève toute l'année et je préfère que la relation soit paisible. Pourtant je me dis souvent que c'est peut être à cause de notre trop grande souplesse (je l'ai écrit dans un des premiers billets, on s'habitue) et de notre facilité à pardonner que les choses vont si mal. Ce que j'entends (avec un S à entends, je ne suis pas douée avec les verbes du 3e groupe mais j'apprends vite !) le plus souvent c'est "Ca se passe comme ça ici", c'est acquis, les profs sont résignés, personne ne se bat, et moi je me sens trop fatiguée et seule pour pouvoir me battre aussi. C'est peut-être pour ça qu'Educator et moi avons choisi d'écrire, et d'alerter car nous n'arriverons à rien seuls.
A la seconde où j'ai fini d'écrire, je me suis mise à réfléchir, non ce n'est pas normal, des personnes du métier le disent, tes amis le disent, tu n'as pas à accepter ça, tu n'as pas à t'habituer à ça. C'est ce qu'Educator dit souvent, je réalise.
Il ne faut pas banaliser, il faut leur faire prendre conscience que ce n'est pas normal, que ce qu'ils disent et font sont des choses GRAVES. Sauf que...
1/ Les élèves de mon bahut sont conscients qu'ils sont sur un territoire à part. Les banlieues ghettoïsées, montrées du doigt mais tenues à l'écart. Mon territoire, mes règles du jeu. Et c'est à toi, Prof, de savoir où tu mets les pieds et de t'adapter. Eux ne changeront pas. Je n'invente rien, la classe de 4e dont je suis prof principal m'a tenu ce discours, mot pour mot. De plus, lorsque, affolée, je leur dis qu'une prof s'est faite gazer à la lacrymo, qu'un élève a jeté une chaise sur une autre, que des élèves ont lancé des tables par la fenêtre, que le CPE a failli se faire tuer, que le prof de djembé a reçu une paire de ciseaux dans la tête, eux ça ne leur fait rien. Ou ils rient.
Ben ouais M'dame, ça se passe comme ça ici.
2/ Les professeurs et la direction ne semblent pas plus concernés que ça. Zéro conseils de discipline, zéro exclusions a dit monsieur NouveauChef arrivé cette année lors de la réunion de pré-rentrée. On n'exclut un élève de cours que si on est en danger de mort. Après tout, dit-il, c'est qu'un collège hein, j'en ai vu des bahuts, et des bien pire, et on y arrivait. Sauf que non. Monsieur Chef très motivé au début, semble dépassé aujourd'hui.
Madame Chef-Chef-Adjointe, dont j'ai déja parlé, campe sur ses positions de détachement à l'extrême. Ben quoi ? Ca a été pas trop mal aujourd'hui non? Protégez-vous, ignorez, ce ne sont que des mots de gamins. Ouais ben, des mots de gamins qui font vachement mal. Et si vous êtes pas bien, faites-vous arrêter. Sauf que non. J'ai pas fait cinq ans d'études, passé un concours, surmonté un déménagement à l'autre bout de la France et une séparation de conjoint depuis un an pour arrêter. Alors ouais, peut-être que c'est moi qui vais pas bien, mais avouez aussi que votre bahut il va pas bien, merde quoi...
Les profs ne parlent pas, ne disent rien, écrivent des rapports quand il y a un problème. Ils ne sont pas tous des Eglantine-moi-je-les-aime-mes-éleves, mais chacun garde pour soi ses problèmes, et ils sont blasés. On dirait qu'ils ne voient pas les mêmes choses que moi.
Chacun sa technique de survie : celui qui s'en fout, celle qui pleure chez elle, celle qui rit tout le temps, celui qui intériorise à fond...
Parfois je demande "mais, l'élève qui s'est fait crever un oeil par un autre en classe, y a que moi que ça choque ?"
Ben ouais Erzébeth, ça se passe comme ça ici.
A force de prendre du recul on laisse faire des choses intolérables, un élève qui insulte un prof ça peut prendre un conseil d'avertissement, voire de discipline dans certains bahuts, chez nous faut l'accepter parce que ce n'est qu'une "parole de gamin". Normal.
Et franchement je n'en peux plus qu'on me dise que le problème ne vient pas que du gamin, que je ne sais pas ignorer et prendre du recul, ben désolée d'être sensible hein, mais moi quand j'apprends que dans MON bahut, un de MES élèves va peut-être perdre son oeil, qu'une de mes gamines est tabassée par des 4e, je suis forcément fragilisée et je ne PEUX PAS fermer ma gueule et ignorer.
Excusez-moi de n'être qu'une humaine après tout.